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#04, enquête avec Modiano

mardi 14 mai 2019, par LR

PROPOSITION

"Le projet : identifier l’intuition de ce qui pour chacun de nous est le territoire du livre à venir, le point tremblant du récit.
Accepter que cette intuition soit fondée sur très peu, ne nous laisserait pas commencer d’écrire.
Et travailler alors sur tout ce qui progressivement va nous relier à elle. Démarches, recherches, souvenirs, lieux, documentation : la marche qui doit solidifier notre chemin vers le récit va devenir ce récit lui-même.
Et si nous n’aurons rien su ajouter de précis à ce point où pour nous commence l’énigme d’une histoire, d’un personnage, il aura hanté toutes les lignes écrites, même celles qui disent qu’on a échoué, qu’on n’a rien trouvé. Il sera devenu l’obsession de cette description des éléments matériels retrouvés, des lieux décrits, des démarches faites, des paroles échangées, des objets ou photographies ou films Super 8 ou tout ce qui va nous relier à ce personnage ou cette énigme au loin.
C’est la magie, dès la première ligne du premier paragraphe, du Dora Bruder de Patrick Modiano, où, depuis une annonce parue dans un journal de 1941 ? on part en quête d’une jeune fille disparue, et qu’on va retrouver rue, écoles, fenêtres, service d’état-civil, et que tout cela s’accumule sans nous rapprocher jamais de Dora Bruder (du moins, à mesure qu’on trouve de nouveaux éléments, l’énigme s’épaissit), mais qu’au terme du livre c’est bien avec elle qu’on aura tissé la lecture."

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Après plusieurs amerrissages hasardeux et fictifs sur le globe couleur de vieux papier mon doigt arrive à Hokkaïdo.

Chose curieuse, la carte générale de l’île fait apparaître la commune d’Atsuma bien qu’elle ne soit pas reliée au réseau principal. Sur Wikipédia, j’apprends que c’est un bourg d’un peu moins de cinq mille habitants, douze habitants au kilomètre carré, pour une moyenne nationale de trois cent trente cinq. Le site internet de la commune, town.atsuma.lg.jp, créé en 2017, présente sous une forme épurée une carte stylisée à la façon d’un dessin au feutre et quelques photographies de nature. Un écureuil sur le tronc d’un conifère ; une famille souriante campant sur les rives d’un lac aux eaux tranquilles, à l’automne, un hamac installé entre deux bouleaux ; une planche de surf portée par un homme en combinaison s’apprêtant à se mettre à l’eau – je m’aperçois alors en effet que la commune s’étend jusqu’au littoral, à une dizaine de kilomètres du centre – ; un couple enjoué et ses trois jeunes enfants à la baie vitrée d’un chalet qui les abrite d’une fine pluie ; un petit groupe occupé à préparer un barbecue ou à fendre le bois pour un hiver prochain ; des intérieurs en bois clair, spacieux, lumineux ; une fête traditionnelle. Je ne comprends pas ce qui est écrit. Par ces scènes choisies, le reste du site me semble promouvoir un lieu et une communauté épanouissants, des équipements éducatifs et sportifs de qualité, le développement d’un lotissement neuf, par le portrait de gens qui paraissent heureux de s’être installés et d’y avoir créé leur activité artisanale, commerciale ou de maraîchage, une vie locale à l’abri des longues migrations pendulaires des citadins, où chacun peut disposer de suffisamment d’espace dans un environnement proche de la nature… ce que la traduction du message d’accueil me confirme : le souhait, la volonté que ce projet de cité, cette promesse de vie meilleure devienne réalité.

Sur une des photos, un homme pose au milieu d’articles de surf. Au coin inférieur gauche, le nom Tacoo Surf est gravé sur une planche de bois. Est-ce la dénomination de la boutique ? Sur le site du Tacoo Surf Shop, créé en 2012, les dernières « News » datent du 4 avril 2014 ; le dernier tweet, du 3 avril 2014. Est-ce un site fantôme ? Sur la page Facebook, la dernière entrée remonte au 19 décembre 2017. Période hivernale sans doute. Je reviendrai d’ici quelques semaines voir si l’activité a repris. L’outil de traduction finit par me révéler le nom du propriétaire : Takumi Murakami. Il a passé huit ans en Australie où il a commencé à se former, et a créé son magasin, auquel il a associé une école de surf et un atelier de réparation, en 2009, dans une pièce de la maison qu’il habite avec sa famille. Ses valeurs déclarées : une vie proche de la nature, l’enracinement dans la communauté, la transmission aux jeunes générations. Il surfe dès qu’il le peut, mais les jours sans vagues ne l’empêchent pas de s’adonner à d’autres occupations.

Le quartier est une mosaïque de ruralité et de zone industrielle et commerciale où se profilent quelques maisons, par petits bouquets ou à l’unité. Les fils électriques, partout, délimitent la couche d’espace occupée par les activités humaines. Le Tacoo Surf Shop se situe au bord d’une route secondaire, la 259, au coin d’une rue qui ne semble pas porter de nom. De tous côtés et à perte de vue, ce territoire mélangé de pavillons, d’entrepôts, de terrains vagues, de forêt et de fils électriques. Sur le même trottoir le long de la route secondaire, d’autres pavillons. Derrière la maison, un maraîcher est installé, je devine depuis de nombreuses années. Un petit parking est aménagé devant la boutique sur lequel est garé un vieux van Nissan réhaussé d’un long coffre de toit, un autre parking plus grand s’étend sur le terrain en face, de l’autre côté de la rue. L’habitation-boutique est de construction moderne. L’entrée de la maison se situe sur la droite de la façade. Celle du magasin sur la gauche, signalée par une enseigne discrète. Devant la vitrine, trois planches sur un présentoir où deux combinaisons sont en train de sécher, et deux robustes tréteaux. Encore un peu plus à gauche on aperçoit une terrasse, une table basse en bois, quelques fauteuils, un parasol, un peu de verdure avant le grillage qui délimite le jardin. Un petit garage en tôle sert peut-être d’atelier. Ces images datent de juillet 2014. Sur la vue satellite, en dézoomant un peu, on arrive à l’autoroute, à moins d’un kilomètre et, juste derrière, la Réserve de Pétrole de Hokkaïdo. En prenant la route de la mer, qui est à cinq kilomètres vers le sud, on longe la rivière Atsuma, où l’on trouve aussi un parc et un sanctuaire Shinto, une carrière, un petit embarcadère de commerce face à la centrale électrique Tomatoatsuma.

Il fait nuit pour l’instant à Atsuma. Mais demain peut-être les vagues seront-elles assez belles pour permettre à Takumi Murakami de surfer. Sinon, comme il le dit lui-même, il occupera son temps libre avec à son fils, à jouer, faire du skate board ou se promener. Ou bien il fera tout autre chose. Qui suis-je pour savoir ? Ne pourrait-il pas faire ce qu’il veut ? À Atsuma comme partout ailleurs, quelque part entre volonté et hasard.